Berlin : le Mur tombe toujours deux fois

30 Mars 2013


Des pans de l’East Side Gallery ont été retirés, pour permettre la construction d’un hôtel de luxe. Les Berlinois se mobilisent pour sauver ce symbole de leur lutte pour la liberté.


Le « baiser fraternel » entre Brejnev et Honecker - @Laurène Perrussel-Morin
Le 27 mars, dès l’aube, de nouvelles grues dominent Friedrichshain. Profitant du sommeil des habitants d’un des quartiers alternatifs de l’ex-Berlin-Est, les ouvriers s’activent. Leur mission : ôter des morceaux de l’East Side Gallery, une des plus longues parties du mur de Berlin conservées à ce jour, afin de permettre la construction d’un complexe immobilier. Avec le Mur, c’est un pan de l’histoire de Berlin qui s’effondre.

Une destruction pour le profit

Le terrain en friche, au bord de la Spree, devrait accueillir une tour d’habitation de luxe de soixante-trois mètres de haut. Sascha Disselkamp, gérant du Sage Club interviewé par le Tagesspiegel s’indigne : « Ici, il y avait des installations de tir automatique, des gens sont morts. Construire des appartements de luxe, c'est comme si l'on ouvrait une station-service sur l’Île aux musées. »

Quatre blocs de mur, représentant une ouverture de cinq à six mètres de large, ont déjà été enlevés et remplacés par une porte sous l’œil attentif des policiers, l’objectif étant de permettre le passage des véhicules de chantier. Selon la Berliner Zeitung, les investisseurs souhaiteraient réintroduire, quelques mètres plus loin, les pans de l’East Side Gallery qui ont été retirés une fois les travaux terminés. Les adversaires du projet, cités par le quotidien berlinois, n’y croient guère.

Deux percées d’une trentaine de mètres ont également été annoncées : la municipalité veut assurer l’accès à un pont, pour piétons et cyclistes, qui doit enjamber la rivière d’ici 2015. Ce pont remplacerait le Brommybrücke, détruit par les nazis afin de retarder l’arrivée de l’Armée rouge dans la ville. Triste paradoxe : on détruirait un pan du mur, bien réel, pour reconstruire un fantôme du passé. Il sera pourtant difficile de contester cette décision, approuvée par 87% des Berlinois lors d’un vote en 2008.

Peut-on acheter la culture ?

La population se mobilise. Une pétition a déjà collecté plus de 84 000 signatures. Les militants ont même bénéficié du soutien de l’acteur de séries américaines David Hassellhoff. L’ancien garde-côte d’Alerte à Malibu est très populaire en Allemagne depuis qu’il a chanté au pied du mur le 31 décembre 1989. Le 17 mars dernier, il a interprété la même chanson qu’il y a 23 ans, Looking for freedom, devant des milliers de Berlinois.

Un ouvrier attache un morceau du mur à une grue devant les manifestants, 1er mars 2013 - @Thomas Peter pour Reuters
Une mobilisation qui n’est pas sans effets. Le 1er mars, alors que les ouvriers tentaient pour la première fois de percer le mur, 200 à 300 manifestants les ont forcés à reculer. Parmi les affiches brandies, on pouvait lire : « La culture n’a-t-elle donc plus aucune valeur ? » La question est plus que jamais d’actualité, à Berlin comme dans le reste de l’Europe. Elle fait écho à l’évacuation de nombreux squats artistiques et militants. L’exemple le plus connu est le squat artistique le Tacheles, dont l'une des devises était : « Kultur kann man nicht kaufen » (On ne peut pas acheter la culture).

Aujourd’hui, la Berliner Zeitung s’interroge : « Les habitants d'Athènes ont besoin d'argent. Mais seraient-ils prêts à reconvertir l'Acropole en centre commercial et à retirer quelques colonnes antiques à l'avant pour donner accès aux camions de livraison ? (…) Est-ce que François Hollande peindrait la Tour Eiffel en rouge criard si un sponsor dégageait du fric pour la France en plein déficit ? Impensable. Est-ce que Berlin, la capitale et l'ancienne ville du Mur, serait prête à démolir morceau par morceau son monument le plus connu dans le monde avec la Porte de Brandebourg, l'East Side Gallery, parce que les constructeurs d'hôtels et d'appartements de luxe en émettent le souhait ? Pas de problème ! »

MediaSpree coupable

Les bords de la Spree, ancien quartier en friche, attirent les investisseurs. Ils sont destinés à devenir « Media Spree », le futur « quartier des médias, de la mode, de la musique et des services ». Un partenariat public / privé a été lancé dans ce cadre. De nombreuses entreprises parmi lesquelles on compte MTV, Coca Cola, BASF ou encore Allianz, sont déjà présentes dans le quartier.

Le mur avait déjà été déplacé en juillet 2006 afin de permettre une meilleure circulation entre les rives de la Spree et le complexe sportif O2 World. Des citoyens, qui n’entendent pas laisser leur quartier tomber aux mains des multinationales, ont lancé l’initiative « MediaSpree versenken » (Saborder MediaSpree) afin de se faire entendre.

Un mur touristique et chargé de symboles

Arichtectes Living Bauhaus nps tchoban voss. - Projet immobilier dans le quartier de Friedrichshain - @AFP
Sur les 155 kilomètres du mur qui a séparé Berlin du 13 août 1961 au 9 novembre 1989, seuls trois kilomètres, à différents endroits de la ville, ont été conservés. L’East Side Gallery, qui s’étale sur 1,3 kilomètre, est le plus long pan du mur encore debout. Classé au patrimoine des monuments historiques depuis 1992, ce lieu est à la fois touristique et artistique.

Le mur a été décoré par 118 artistes du monde entier : une des fresques les plus connues est le « baiser fraternel » de Brejnev et Honecker, ancien secrétaire général de la RDA. Bien que repeints à l’occasion des 20 ans de la chute du Mur, les dessins sont aujourd’hui recouverts de graffitis, qui laissent penser que même les touristes n’ont pas conscience de la portée historique de ce lieu.

L’association des victimes de la RDA rappelle ainsi que 136 individus ont perdu la vie en essayant de passer le Mur entre 1963 et 1989. La séparation entre l’Est et l’Ouest est de moins en moins visible, et les Ampelmännchen, feux pour piétons caractéristiques de l’ancien Berlin-Est, sont aujourd’hui présents indifféremment dans les deux parties de la ville. Le Mur n’a pas fini de tomber.



Ex-correspondante du Journal International à Berlin puis à Istanbul. Etudiante à Sciences Po Lyon… En savoir plus sur cet auteur